Le temps des grandes gueules

Cet Eté, vous preniez vos distances avec « l’explosion du phénomène Front National »: les faits ne vous donnent-ils pas tort ?

Je faisais surtout remarquer que la campagne de Marine Le Pen avait démarré depuis plus d’un an, alors que les autres candidats n’avaient pas encore commencé la leur. De plus, la forte visibilité médiatique de la nouvelle présidente du FN depuis quelques années lui donne un avantage que son père n’avait pas lors des précédentes échéances à ce stade de la campagne. Le FN avait pour spécialité de se faire oublier entre les scrutins et de reparaître sur le devant de la scène (à l’aide de coups médiatiques) à six mois du vote. Tout cela a des effets sur les sondages qui donnent, depuis quelques mois, Marine Le Pen comme le « troisième homme » désigné de 2012. Et, comme en 2007, le spectre d’un 21 avril (inversé, ou pas) alimente la chronique et les commentaires. Je rappelle que Jean-Marie Le Pen était évalué autour de 16% à l’époque? Il a obtenu 10% le 22 avril 2007.

Néanmoins, il reste que l’effet Marine est sensible ; à la fois auprès des médias et dans une frange importante de l’électorat. On a un storytelling bien ficelé pour la présidentielle. En résumé : « Sarko et Hollande doivent se méfier de Le Pen, voire de Bayrou, qui remonte. » Cette fois, les sondeurs et les commentateurs, échaudés par leurs échecs précédents, nous avertissent longtemps à l’avance ; histoire de ne pas revivre la surprise de 2002.

Mais cette anticipation sondagière n’a, à mon avis, pas beaucoup plus de chance de se réaliser que celle qui donnait Jospin et Chirac au second tour de 2002, avec Chevènement en embuscade? Ou celle qui voyait Balladur élu confortablement en 1995. Les sondages sont là pour se tromper, puisqu’ils informent et déforment l’opinion. Les électeurs sont devenus « stratèges », ils utilisent eux aussi les sondages pour se décider. Ainsi, si Marine Le Pen passe les 20% dans les intentions de vote, ou dépasse Nicolas Sarkozy, combien de ses électeurs potentiels se tourneraient vers un autre candidat, dans les dernières semaines ? Bayrou, par exemple, qui propose un « ni droite ? ni gauche » moins agressif. Et quel effet cela aura-t-il sur le « vote utile » pour François Hollande, à gauche, ou auprès des électeurs écologistes ?

Vous évoquiez des circonstances « médiatiques » ou circonstancielles ([Sa primaire face à Gollnisch)] dans la montée en puissance du leader de l’extrême droite. Pensez vous qu’on est encore dans une « séquence » de ce type en ce début d’année 2012 ?

Au risque de ne pas suivre la mode des commentateurs et des journalistes qui découvrent parfois le FN au travers de sa nouvelle égérie et de ses idées estampillées nouvelles, je maintiens que l’effet Marine Le Pen est en grande partie médiatique et qu’elle incarne avant tout une alternative de type « ras-le-bol » pour beaucoup d’électeurs désorientés qui veulent se faire entendre sur le mode : « occupez-vous de nous, qui avons peur de perdre, peur d’un déclassement… » C’est, au fond, toujours le même ressort qui fonctionne : le lepénisme attire les voix des « mécontents », de ceux qui se revendiquent comme victimes du « système » et qui l’utilisent comme une façon de tirer une sonnette d’alarme dans le train-train politique de l’alternance entre PS et UMP. Il ne s’agit pas des plus démunis, mais de ceux qui ont peur de le devenir et qui trouvent dans la politique du bouc-émissaire (« la faute à? ») une explication simple et efficace à leur situation. En cela, on ne peut pas parler d’un vote d’adhésion au sens plein du terme. Il n’est pas tellement question du programme du FN, qui mêle patriotisme identitaire, libéralisme anti-taxes, autoritarisme d’État et protection des classes moyennes face aux effets du « mondialisme » (terme ancien au FN).

LE SYNDROME DE « LA BONNE COPINE »

On y retrouve un mélange de discours et de propositions relookés à la mode « social », qui donnent surtout un axe clair et un message adressé à tous ceux qui se sentent déclassés, ou « abandonnés » : protéger par des barrières (frontières) et restaurer l’autorité et l’identité. Il s’agit plutôt d’une posture efficace que d’un programme en soi. La fille le Pen a surtout développé une capacité d’adaptation à l’air du temps. Fini le libéralisme et la liberté de culte. En ces temps troublés, il faut plus d’État et de laïcité – contre l’islamisme, surtout.

Avec son sourire moqueur et son air de « bonne copine un peu grande gueule », cette héritière qui ressemble beaucoup à son père a su rassembler diverses attentes : celles des électeurs de droite dure des débuts du FN (années 80), la clientèle des petits commerçants et artisans traditionnelle (depuis Poujade) tout en attirant de nouveaux contingents d’électeurs de la classe moyenne inférieure (employés, ouvriers, chômeurs), qui se sentent menacés dans leur statut. Surtout, elle a pu s’adresser à ceux qui manquaient jusque là au FN : les femmes et les jeunes. Mais surtout, ils sont plus nombreux à se déclarer aujourd’hui, car le « monstre Le Pen » est devenu plus fréquentable ? c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les médias l’invitent autant : c’est un monstre, comme son père, mais plus gentil, acceptable.