L’entreprise fait donc l’objet à deux reprises de mesures anti-trusts ; la première en 1892, la seconde en 1911. En 1881, Rockfeller était parvenu à fédérer 39 entreprises pétrolières, constituées en « Standard Oil Trust
(C’est la première fois que le mot « trust », jusque là couramment employé de manière informelle, apparaît dans une raison sociale.)] » l’année d’après. Lorsqu’elle est sommée de se dissoudre, « la Standard » prend la forme d’une hydre à 40 têtes. Chacune prend le nom de Standard et ajoute un nom de territoire, comme la « Standard Oil of New-Jersey
([Future « Exxon ».)] » – de très loin la plus puissante d’entre elles, la « Standard Oil of New-York ([Future « Mobil ».)]», ou la « Standard Oil of California ([Future « Chevron ».)]». Avant la guerre, elle a déjà inondé le marché européen avec ses filiales, dominant notamment le Cartel des Dix. Alfred Bedford, qui a quitté la présidence de la Standard Oil of New-Jersey, prend la tête du « Board of Directors of Standard Oil Cies », le puissant Conseil d’Administration du trust. A chaque dissolution, plusieurs sociétés existent formellement, mais la Standard demeure. Toutefois, ces décisions l’ont sans doute affaiblie et ont profité à sa concurrence. Et si entre ces filiales, la concurrence n’a émergé que très lentement, elle s’est peu à peu et timidement installée.
Après la guerre, pourtant, la Standard reste en situation de monopole aux Etats-Unis. Les petites entreprises qui gravitent autour de ce marché ne parviennent pas, toutes réunies, au cinquième des ressources que possède la Standard en pétrole. Pour Pierre L’Espagnol de la Tramerye, son succès est dû à une solidarité nationale :
Si la « Standard » est montée si haut, c’est parce qu’elle était une Entreprise Nationale. Chaque Banque, chaque Compagnie maritime, chaque Chemin de fer aux Etats-Unis était intéressé au succès du trust, car cette grande corporation exportait (?) et faisait rentrer (?) plus de 100 millions de dollars.
UN ETAT DANS l’ETAT
« Qui s’attaque à la « Standard » s’attaque au Gouvernement Fédéral lui-même. » Le gouvernement s’attache en effet à une politique du pétrole très active. Avant la guerre, le Sénat américain crée l’ « United States Oil Corporation to develop new petroleum fields », afin de déceler de nouveaux lacs de pétrole. A sa création, la Standard ? et c’est l’idée géniale de Rockfeller ? se consacre au transport et à la construction de pipe-lines, mais ne s’intéresse pas à la production et l’exploration. Les producteurs doivent nécessairement faire appel à ses moyens de transport dans les grands centres, qui permettent des économies d’échelle. Ayant le monopole, le marché étant inélastique, il peut pratiquer des marges colossales. Après la guerre, la Standard est en position de force : elle s’est montrée étroitement alliée au gouvernement en temps de crise et, dénigrée avant la guerre, devient l’un de ses alliés après le conflit.
Bedford fait largement appel au gouvernement américain pour appuyer les Américains qui sollicitent dans le monde des concessions pétrolifères. Wilson, qui se méfie des trusts, accorde cet appui, conscient que la question pétrolière dépasse les intérêts de la compagnie.
En résumé, l’Etat et la Standard entretiennent une relation très ambiguë, le gouvernement cherchant les bénéfices de la Standard et s’en servant comme arme économique, tout en craignant son pouvoir, tandis que la Standard, tout en contrant les attaques légales du gouvernement, sollicite son appui ? et l’obtient. Adversaires à l’intérieur, ils s’allient à l’extérieur.
Alliance qui porte ses fruits : très tôt, les Etats-Unis montrent l’exemple avec une puissante flotte commerciale, qui consomme 15 millions de barils en 1911. Leur position de premier producteur au monde (443 millions de barils annuels en 1920 pour une production mondiale totale de 684 millions), suivis du Mexique (551 millions en 1920) et de la Russie (24 millions en 1920, la Région de Bakou s’épuise rapidement) les conforte dans la stratégie d’investir massivement sur « l’huile de pierre ». Ils développent notamment considérablement l’automobile et en 1920, leur consommation a augmenté de 25%. Cet engouement a ses limites : la même année la production, déjà insuffisante, ne progresse plus que de 11%. Leurs réserves ne suffisent plus à leur propre consommation et doivent donc se reposer sur le Mexique.
(…)
Seul le mouvement du progressivism, esprit de réforme né des nouveaux rapports sociaux et économiques de la révolution industrielle, a su inquiéter le géant du pétrole. Portant un souci de justice sociale, des préoccupations environnementales, la protection du consommateur, la lutte contre la corruption, les partisans de ce courant veillent au contrôle des grandes entreprises et font appel au gouvernement pour qu’il rétablisse la concurrence. Actifs des années 1890 aux années 1910, ils obtiennent les deux « démantèlements » de la Standard. A regarder de plus près, les « progressivistes » sont très partagés sur le modèle à adopter. Les uns, dont Woodrow Wilson, estiment que les trusts nuisent à la concurrence, facteur de progrès, il faut donc les démanteler. A l’opposé, d’autres estiment, comme Theodore Roosevelt, que les compagnies puissantes donnent au pays une puissance et des ressources que ne pourraient fournir les petites entreprises. Un courant plus socialiste préfère voir l’Etat prendre des parts dans les grandes entreprises qui ne sauraient être motivées par l’intérêt général. Enfin, une tendance libérale estime que l’intérêt général ne peut émerger que de la confrontation des intérêts particuliers.
La Standard résiste à l’explosion, même si la concurrence fait son apparition. Repliée sur le marché états-unien, la découverte de gisements dans le Caucase et l’Europe orientale ne tarde pas à remettre leur domination en jeu.
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Genèse et stratégies d’influence (1917-1924)
Jean-Marie Bouguen
Questions contemporaines
Editions L’Harmattan