L’entreprise devrait présenter trois bilans : économique, social et environnemental
Jacques de Saint Front, expert comptable (cabinet de Saint Front, Toulouse) et Michel Veillard, administrateur indépendant ; co-animateurs du groupe Comptabilité et développement durable du club Développement durable du Conseil supérieur des experts comptables
Des normes comptables insuffisantes
En 2007-2008, le groupe Comptabilité et développement durable, co-animé par nous-mêmes au sein du club Développement durable du Conseil supérieur des experts comptables, a commencé des recherches en vue d’intégrer la notion de développement durable dans les normes comptables internationales (dites International Financial Reporting Standards ou IFRS depuis 2005) qui s’appliquent notamment pour toutes les sociétés cotées dans l’Union européenne.
Mais nous nous sommes rapidement heurtés à un obstacle de taille : le cadre conceptuel des IFRS, c’est-à-dire leur définition même telle qu’elle a été internationalement négociée, ne permet pas d’introduire dans les comptes annuels des entreprises des informations autres que financières. Il est donc impossible, en l’état des normes comptables actuellement en vigueur en France, d’intégrer l’impact social ou environnemental produit par une entreprise dans ses comptes annuels.
Vers une comptabilité extra-financière
Nous avons donc pris la décision, en 2008-2009, de nous lancer dans la construction d’une comptabilité extra-financière qui rende compte du bilan de l’activité d’une entreprise sur les plans également social, sociétal, environnemental et sur celui de la mésoéconomie, terme qui désigne l’impact qu’une décision microéconomique peut avoir sur le plan macroéconomique, par exemple lorsqu’une entreprise comme IBM décide d’accompagner la transition professionnelle des salariés de 50 ans dont elle décide de se séparer, plutôt que de les licencier brutalement.
Cette comptabilité extra-financière repose sur le principe de la partie double, comme la comptabilité générale dont elle reprend d’ailleurs le plan, c’est-à-dire le langage (catégories et numéros des comptes, etc.). Toutefois, une différence majeure sépare ces deux comptabilités, différence sous-tendue par le fait que l’on veut là comptabiliser non pas d’inertes actifs plus ou moins matériels, mais bien une variation sur le vivant (meilleure santé au travail, destruction de la biomasse?), « source de toute richesse » selon André Gorz. Dès lors, contrairement à la comptabilité financière, la comptabilité extra-financière ne peut prétendre à aucune exhaustivité (comment comptabiliser, par exemple, l’impact de l’action des fourmis sur la valorisation de votre terrain ?). Et elle ne peut donc se borner qu’à faire des choix, le plus pertinents possibles en fonction de l’activité de l’entreprise, parmi les mille et une interactions avec son environnement qui pourraient être comptabilisées. Or ces choix sur ce que la comptabilité extra-financière doit intégrer, ce n’est pas au technicien comptable de les faire. C’est à la direction de l’entreprise, en lien avec ses parties prenantes (« stakeholders ») : clients, fournisseurs, collectivités publiques concernées…
Produire de la valeur ajoutée sociale?
Il faut donc donner physiquement de la valeur à ce qui en a : découvertes scientifiques, capital humain, processus non polluants? (1). Nous estimons pour notre part que si une entreprise produit par essence de la valeur ajoutée économique (c’est sa raison d’être), elle peut également prendre toutes les dispositions pour produire de la valeur ajoutée sociale (en veillant par exemple à l’épanouissement de ses salariés) et de la valeur ajoutée environnementale (par exemple en réduisant son empreinte écologique sous un certain seuil à définir collectivement). Et ces trois valeurs ajoutées (l’une financière, les deux autres extra-financières) peuvent et désormais doivent être comptabilisées.
Vers une autre mesure de la performance globale
Faut-il pour autant « consolider » ces trois comptabilités au sein d’un même bilan ? Même si nous avons tenté en 2008-2009, sur un exemple théorique, de mêler au sein d’un bilan unifié les comptabilités financières et extra-financières pour obtenir ce qu’on pourrait appeler la « performance globale » de l’entreprise (potentiellement très distincte du bénéfice net), nous ne sommes pas convaincus que le mélange des genres est souhaitable. A notre avis, il convient plutôt de généraliser ces trois comptabilités et de les mettre en parallèle, afin que chaque résultat (économique, social, environnemental) apparaisse comme un indicateur de la performance de l’entreprise dans ces trois domaines en tant que tel. En cas de résultat net économique bénéficiaire et de résultat social négatif, par exemple, il apparaîtra ainsi clairement que l’entreprise privilégie la rentabilité économique et ne met pas l’accent sur les hommes ; qu’elle s’ampute donc d’une partie de ses capacités sur l’avenir, tout en faisant peser sur la collectivité et sur l’avenir la charge de ses salariés licenciés. Ce seul constat doit à notre sens être formateur et incitatif.
Tout récemment, en mai-juin 2009, notre groupe Comptabilité et développement durable a travaillé sur la notion de parties prenantes de l’activité de l’entreprise. Nous envisageons la création d’entreprises qui, dans la « philosophie », l’esprit du développement durable, créent des actifs comptablement valorisables sous la forme d’immobilisations incorporelles qui seraient financées entre autres par des monnaies affectées. Parallèlement, nous allons travailler à l’élargissement de la définition du cadre conceptuel des IFRS, c’est-à-dire à ouvrir les normes comptables internationales, au-delà du seul financier, au social et à l’environnemental.
(1) Il faudrait par exemple porter à l’actif des bilans des entreprises les frais de recherche engagés pour cette cause particulière de la cessation des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi le patrimoine des entreprises serait augmenté à due concurrence de ces dépenses extrêmement vertueuses. Les actionnaires ne protesteraient donc pas contre de telles dépenses. L’Etat n’y perdrait pas un centime d’euro. Les IFRS et l’IASB seraient rapidement tenus d’imiter cet exemple, au minimum en Europe.
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