« Reconstruire les paysages… »

Michel Audouy, est architecte-paysagiste et enseignant à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles (ENSP). Exemples à l’appui, il esquisse des pistes de travail pour recoudre des territoires dont la laideur est aussi le reflet de leur marginalisation.

Novo Ideo : Dans quelle mesure le paysage peut-il faire l’objet d’un projet ?

Michel Audouy : Pensé à l’échelle d’une parcelle – un jardin par exemple – ou l’échelle d’un territoire plus étendu, le paysage nécessite un projet issu le plus souvent d’une demande sociale, d’une question écologique, culturelle, économique et souvent tout à la fois.

Le fleuve, élément central à l’évolution du Grand Bordeaux

C’est quoi un projet ?

C’est d’abord la formulation d’un besoin, d’une volonté de transformer un territoire pour le préserver, le valoriser, accueillir de nouvelles activités ou de nouveaux usages.

C’est ensuite l’élaboration d’une commande et d’un cahier des charges en vue de sélectionner une maîtrise d’œuvre. On attend d’une équipe de maîtres d’œuvre – architecte, paysagiste, urbaniste… – qu’elle propose une stratégie, une composition spatiale qui répond à la commande. En réalité, on attend davantage, c’est à dire aller au delà d’une stricte réponse aux besoins indiqués dans le programme.

Un processus associant des acteurs aux attentes parfois contradictoires…

Le paysage, par son essence même, implique de constituer des équipes pluridisciplinaires et d’associer au projet les acteurs d’un territoire – agriculteurs, des habitants, des associations de protection de la nature, des chefs d’entreprise, etc. – variant selon l’échelle et le lieu. Le projet de paysage, par sa dimension interdisciplinaire, peut fédérer des actions parfois contradictoires comme par exemple le développement économique et la préservation de l’environnement.

#PROJET  « C’est d’abord la formulation d’un besoin, d’une volonté de transformer un territoire… » Michel Audouy, architecte-paysagiste

Venons au problème résumé par l’expression désormais consacrée de « La France moche » : la question des entrées de ville défigurées est-elle spécifique à la France ?

Non, vraiment pas mais la France s’est bien illustrée dans ce domaine ces trente dernières années ! En Europe, plus on descend vers la Méditerranée plus c’est catastrophique – absence de réglementation, pots de vin, et le plus souvent incapacité de penser l’évolution des territoires au delà d’un mandat électif – ont contribué au désastre.

Mais il serait facile de pointer du doigt les seuls politiques, surtout depuis les lois de décentralisation. Ces entrées de ville composées de zones commerciales, industrielles, artisanales, de lotissements… ne sont que le visage malade de nos modes de vie, liés à la voiture et complètement déconnectés des lieux, de leur histoire et de leur géographie.

On commence à prendre conscience des problèmes que cela engendre, au delà de la simple dimension esthétique, à ne pas à négliger tout de même pour la France, première destination touristique mondiale.

Comment peut-on remédier à cela, existe –t-il une démarche de reconstruction paysagère ?

Il faudra du temps, autant de temps qu’on a mis pour s’étaler grossièrement partout. Nous avons les outils et les compétences, mais il manque la volonté politique pour les mettre en œuvre.

Tout aménagement de zone commerciale, d’usine… doit faire l’objet d’un projet, ce qui oblige à composer des équipes pluridisciplinaires, et à poser toutes les questions, pas uniquement celle de la fonctionnalité, et de l’amortissement à court terme.

Un projet c’est un compromis, qui permet de conjuguer ce qui a priori pourrait sembler contradictoire. Il ne s’agit pas de cacher nos zones de production mais plutôt de leur donner des formes génératrices de paysage. Il ne s’agit pas non plus de reconstituer des formes d’organisation du passé (le bocage, les chemins creux…), si derrière ce décor il n’y a pas de logique publique ou privée pour en assurer la pérennité.

Il existe déjà beaucoup d’outils règlementaires que l’on peut mobiliser, des règles de protection aux plans locaux d’urbanisme. En passant par les plans de paysages, les chartes…

J’attends beaucoup des plans locaux d’urbanisme à l’échelle intercommunale

Je regrette la disparition possible des CAUE dans chaque département si la baisse des crédits se poursuit. Nous avons besoin à l’échelle nationale comme à l’échelle locale d’un projet de territoire – à long terme – qui allie développement économique et qualité des paysages.

C’était le cas pendant des siècles avant notre ère, quand la question du paysage ne se posait pas sinon dans le domaine de l’art et de la culture.

 Au delà, pouvez-vous nous citer quelques exemples d’intervention de vos étudiants/ professionnels auprès des communes ?

Je vous citerais plutôt des exemples de démarches intéressants portés par des paysagistes contemporains même si à l’école du paysage de Versailles, comme dans d’autres écoles, nous avons des étudiants qui travaillent en fin de cycle sur des sujets aussi intéressants que le paysage et les énergies renouvelables, les nouvelles formes d’agriculture, les conséquences des risques climatiques.

Le « parc de la Garonne » à Toulouse, conduit par l’agence TER, veut fédérer au sein de la métropole le développement des différentes communes autour du paysage lié au fleuve.

Les « 50 000 hectares de nature » de la communauté urbaine de Bordeaux est encore un exemple où l’élément naturel constitué par le fleuve doit servir d’élément central à l’évolution de la métropole.

D’autres exemples, en France et en Europe placent le paysage au cœur de l’évolution des territoires : Lille et le parc de la Deûle, la vallée de la Ruhr en Allemagne, le bassin minier autour de Lens, l’Ile de Nantes, l’estuaire de la Loire de Nantes à Saint-Nazaire, le plateau de Saclay… et il n’est pas trop tard pour dessiner un Grand-Paris du paysage !

Jardin, Ile de Nantes

Les exemples de bonnes démarches sont nombreux sans recouvrir toutefois l’ensemble des territoires. Ils se caractérisent tous par une approche globale des questions, à toutes les échelles et autour d’un projet dont le fil est le paysage – patrimonial, naturel, ou économique. L’autre point commun est leur inscription dans le temps, un temps nécessaire à la concertation, à l’élaboration de plans et à l’aménagement.

Propos recueillis par Jean-Marc Pasquet.

Photo couverture : Parc de la Deûle, Lille

 

Une brève histoire du paysage

La notion de paysage est en réalité très ancienne, on peut déjà parler d’une relation sensible à l’environnement dès l’Antiquité, exprimée en Grèce et Rome antique par le Génie du lieu. Le terme Paysage apparaît dans les langues européennes autour du XVème siècle, il désigne alors la représentation du territoire et de la nature à l’arrière plan de tableaux dont les thèmes sont issus pour l’essentiel des épisodes bibliques ou mythologiques. Donc le paysage est un morceau de nature choisi sur lequel l’observateur – le peintre en l’occurrence – a posé son cadre.

La codification de la perspective à partir de la fin du XVème siècle favorise la représentation de l’espace urbain ou naturel, donnant au paysage un statut qui va au delà du simple décor d’arrière-plan.

Dès la Renaissance, en Italie, puis en France, les jardins s’ouvrent progressivement sur leur environnement par le biais de terrasses et de belvédères. Cette ouverture est préconisée dans les traités d’architecture et d’art des jardins, et se pratique aussi dans les compositions urbaines.

A partir du XVIIème siècle, au siècle de Le Nôtre donc, les peintres flamands (Ruysdael, Seghers…), français (Nicolas Poussin, Claude Le Lorrain…), et d’autres, réalisent des paysages très élaborés exprimant leurs réflexions sur le monde, le temps, l’humanité. Pour cela, ils trouvent l’inspiration en Italie, plus tard en Grèce, dans le sud de la France… ou simplement dans la campagne comme les peintres flamands. C’est le début d’une longue histoire du paysage en tant que sujet à part entière qui nous conduira jusqu’à la période moderne, en passant par les peintres impressionnistes. C’est aussi le début, grâce aux artistes d’une sensibilisation de la société à la beauté du monde environnant, qu’il soit rural, champêtre, maritime ou urbain.

Dès le XVIIIème siècle, en Angleterre puis dans toute l’Europe, il y a un glissement du paysage peint vers le paysage conçu (le jardin), avec des peintres comme Hubert Robert qui participent à la conception de parcs suivant les règles de composition de la peinture.

Les premières lois de protection des paysages datent de la toute fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, en France comme en Europe ainsi qu’aux Etats-Unis. Il s’agit alors de préserver des sites exceptionnels naturels ou patrimoniaux déjà menacée par l’arrivée du monde industriel. C’est aussi le début du développement du tourisme encouragé par l’extension des réseaux ferrés, à partir de 1860.

L’entrée dans l’ère industrielle avec l’extension des villes et ses avatars fait prendre conscience de la nécessité de créer des espaces verts. Je citerais les projets d’Alphand à Paris, d’Olmsted à Boston et à New-York, et à Londres la transformation d’anciens jardins aristocratiques en grands parcs publics.

Le paysage au coeur de l’évolution des territoires : la vallée de la Ruhr en Allemagne

Dès la fin du XIXème siècle, les paysagistes sont associés à cette nouvelle conception de la ville. Cela nous conduit progressivement à notre époque où désormais la question du paysage, au delà de sa dimension esthétique et exclusivement verte, est indissociable de la qualité du cadre de vie ; c’est d’ailleurs inscrit dans la définition qu’en donne la Convention européenne du paysage, signée en 2000 à Florence, par les 47 pays du Conseil de l’Europe. Ces derniers s’engagent à œuvrer, dans leurs politiques de développement et d’aménagement, à la qualité du paysage (/ des paysages), dans l’assertion la plus large.