Le tribunal de l’Histoire
La nécessité de ce livre s’est imposée à moi quelques semaines après la conférence de Copenhague de décembre 2009. Jamais une conférence internationale portant sur l’écologie n’avait suscité autant d’attentes. Jamais autant de chefs d’Etat ne s’y étaient rendus, jamais autant de médias n’avaient couvert un tel évènement? pour aboutir finalement à ce qu’il faut bien considérer comme un terrible échec à l’aune des enjeux cruciaux auxquels nous devons faire face? Au tribunal de l’Histoire, on pourrait bien accuser notre génération d’avoir été la plus gaspilleuse, mais aussi celle qui, alors que tous les éléments de décision étaient entre ses mains, aura été incapable de stopper le cours néfaste pris par l’humanité. Ce retard à l’action pèsera très lourd dans le climat des décennies et des siècles futurs?
Depuis longtemps, les scientifiques s’accordent sur l’ampleur des risques encourus par la planète : même si certaines incertitudes demeurent, il y a aujourd’hui un si grand faisceau de présomptions que l’inaction est devenue criminelle. D’autant plus que de leur côté, les experts et techniciens, les économistes, proposent toute une gamme de possibilités pour commencer à agir. Et nombre de philosophes, de sociologues, sont venus à leur aide en expliquant que la société de consommation ne constituait pas une perspective viable pour les êtres humains, et que la crise écologique était l’occasion de choisir une nouvelle voie.
Les politiques ne peuvent s’exonérer de leur responsabilité dans une crise globale qui ne cesse de s’aggraver. Même la tentative de faire porter le chapeau aux scientifiques via le « climategate »([Tentative de mettre en cause le travail du GIEC sur la base de deux erreurs factuelles dans des rapports de milliers de pages.)] s’est révélée un pétard mouillé. Les Etats et leurs dirigeants, au pied du mur, se sont montrés incapables d’apporter les réponses attendues par tous les habitants de cette planète. Certes, les questions posées ne sont pas simples ? elles sont éminemment complexes, touchant directement à nos modes de vie et aux profondes injustices accumulées entre les pays depuis des siècles. Mais si les « leaders du monde » étaient réunis là, c’était bien pour résoudre des problèmes difficiles !
Remettre en cause notre modèle de développement : oui mais comment ?
L’échec de Copenhague s’explique donc à mon sens par une raison qui surplombe toutes les autres : les dirigeants planétaires étaient venus pour apporter des réponses à la crise écologique? à la condition de ne pas toucher au mode de développement qui l’avait générée ! Les pays riches parce que leur économie et leur domination sont basés sur lui, et que, dans la compétition féroce qu’ils se livrent au nom de ce système, personne n’est prêt à la moindre concession qui pourrait favoriser l’adversaire, même pour sauver la planète. Les pays pauvres et émergents parce qu’ils misent sur ce même mode de développement pour rattraper ce qu’ils estiment être leur retard sur les pays riches. Ils ne sont prêts à négocier une remise en question de celui-ci ? ou pour le moins son impact environnemental ? qu’à la condition, légitime, que justice leur soit rendue préalablement sur la dette que les pays riches ont de fait contractée vis-à-vis d’eux. Ce jeu de poker menteur, un jeu totalement perdant-perdant, peut durer encore longtemps !
Ainsi à Copenhague, on a atteint clairement pour la première fois les limites des tentatives de réponse à la crise écologique qui ne porteraient que sur la périphérie du système, sans toucher à son c?ur même : notre modèle de développement. Pourtant, malgré cet échec cuisant, tel l’autruche la tête enfoncée dans le sable, chacun continue d’agir sans prendre sa part de responsabilité. Comme si on pouvait se contenter de répéter quotidiennement « jusqu’ici tout va bien » ? à l’image du film de Mathieu Kassovitz ? et espérer tenir ainsi jusqu’à la fin du mandat, l’essentiel étant de pouvoir se faire réélire !
Vu les risques majeurs que court la planète, et surtout l’humanité, ou au moins ses formes civilisées d’organisation, il est temps de dire que les dirigeants politiques sont les maillons faibles dans la résolution de cette crise structurelle. Encore une fois, ces dirigeants politiques qui avaient entre les mains le destin de la négociation auraient pu, avec lucidité et courage, préserver la planète et ses habitants, et essayer s’ils avaient osé sortir de la paresse intellectuelle et des schémas mentaux conformistes.
Et la responsabilité collective de notre génération engoncée dans un mode de développement inadapté, est loin de se limiter à la crise climatique. Elle porte aussi sur l’épuisement des ressources naturelles, la perte de biodiversité, les menaces d’épuisement des systèmes agricole et aquacole, la multiplication des pollutions génétiques, chimiques, radioactives. Elle se traduit encore par une crise économique majeure qu’on fait semblant d’avoir traité mais dont les fausses solutions ne font que prolonger un jeu de plus en plus dangereux de chat et de souris entre des marchés incontrôlés, des Etats et des peuples à leur merci.
En outre, alors que l’espèce humaine n’a jamais bénéficié d’autant de richesses, de technologies, le mal-être s’est généralisé : des milliards de personnes vivent dans le dénuement et la pauvreté, pendant que les plus privilégiés ? dont nous sommes ? se heurtent douloureusement aux limites d’une philosophie consumériste où « l’avoir » ne peut compenser le manque « d’être ». Pas étonnant, dans ces conditions, qu’ils se sentent de moins ne moins représentés par des responsables politiques qui ressassent les mêmes schémas usés jusqu’à la corde et dont la grille de lecture ne correspond plus au monde réel.
Tout autant que ces constats, les éléments de solution sont accessibles à qui veut bien les chercher. Qu’il s’agisse des outils énergétiques et technologiques indispensables à une transition vers un mode de vie confortable mais bien moins énergivore et prédateur. Qu’il s’agisse de l’invention d’un modèle économique qui ne serait plus basé sur une croissance exponentielle infinie dans un monde fini ? donc par définition intenable, et profondément instable ? et, au contraire, serait compatible avec les limites physiques et le partage équitable entre tous. Enfin, un nouveau système de valeurs alternatif au consumérisme est aujourd’hui ébauché par des intellectuels qui, désespérant de notre époque, voient dans les lieux de résistances et de construction d’alternatives les ferments d’un nouvel espoir.
Ce sont ces éléments que j’ai tenté de rassembler dans ce livre, en y ajoutant l’obligation de concilier une nouvelle vision du rapport entre les peuples ? le global ? avec l’action au plus près des territoires ? le local. Sur la base de ma propre expérience d’élu de terrain, j’ai voulu montrer dans quelles conditions, à la fois de robustesse de la société, mais aussi de volonté politique de changement, on pourrait engager cette mutation, et même la rendre désirable.
Les politiques ont encore une chance de sauver la planète telle que nous la connaissons, et peut-être aussi une chance de faire progresser la civilisation vers une certaine forme de maturité. Pour cela ils pourraient retrouver un sens à leur rôle, et enfin agir, en s’appuyant sur les nombreux apports qui sont à leur portée pour initier les changements indispensables. Sans aucun doute, cela implique d’abord de modifier leur propre vision du monde, et de se dépasser eux-mêmes, de prendre des risques. Mais à quoi bon être responsable politique, si ce n’est pour cela ?