USA : faire campagne sans tracter

Par Alexis Prokopiev et Timothée Germain

Nous connaissons bien, en théorie, l’utilisation des sondages et les campagnes de proximité basées sur des porte-à-porte et des phonings. Mais comment ces techniques fonctionnent-elles concrètement et localement, sur le terrain ? A quelques jours de la présidentielle américaine, qui se déroule dans un climat tendu entre Hillary Clinton et Donald Trump, Point d’aencrage vous emmène à Chicago – ville de naissance d’Hillary Clinton et des débuts politiques de Barack Obama – pour observer de l’intérieur la campagne des démocrates dans cette ville symbolique.

« Chaque voix compte ! », c’est avec ces mots, et quelques cookies, que Michelle, l’une des coordinatrices des volontaires, nous accueille au QG de campagne d’Hillary Clinton dans l’Etat de l’Illinois. Situé dans un building du centre-ville de Chicago, à quelques pas de la gigantesque Trump Tower érigée par le milliardaire en 2009, ce QG recouvert d’affiches multicolores grouille de volontaires et membres de l’équipe de campagne. On sent enfin un parfum électoral dans cette ville où, contrairement à New York, centre de happenings anti-Trump permanents, la campagne présidentielle semble quasi-absente des rues.

L’enjeu : les « Swing states »

« Ici, c’est un « Blue State » », explique Michelle, « l’Illinois, et surtout Chicago, votent souvent démocrate. Obama a toujours gagné ici et l’objectif pour ces élections n’est pas juste de gagner mais de gagner très largement. On veut un raz-de-marée pour les élections générales dans cet Etat ». Les sondages le confirment. D’après le très influent site FiveThirtyEight[1], que tous les volontaires disent consulter régulièrement, dans l’Etat de l’Illinois, Hillary Clinton a 98% de chances de l’emporter contre à peine deux petits pourcents pour Donald Trump. Toutefois, la situation n’est pas la même dans tous les Etats voisins. Nous avons déjà parlé de la géographie électorale des Etats-Unis[2], si le Michigan et le Wisconsin semblent largement acquis aux démocrates, alors que le Missouri et l’Indiana le sont à Trump, il reste un très important « Swing state »[3][4] à proximité : l’Iowa. Il y a deux semaines encore, Hillary Clinton avait l’un avantage, même très relatif,[5] sur Donald Trump. Elle n’est désormais plus qu’à 29% des intentions de vote. C’est l’une des raisons pour lesquelles les volontaires de la campagne s’activent dans la « phone bank »[6] à recruter des volontaires pour aller convaincre les électeurs de cet Etat.

Patricia et Robert, deux volontaires, font chauffer leurs téléphones. Grâce à un logiciel connecté à une base de données de sympathisants démocrates de l’Etat, ils appellent des personnes qui ont déjà montré un quelconque intérêt pour la campagne d’Hillary Clinton afin de les mobiliser davantage. « L’objectif est de remplir le bus qui emmènera les volontaires faire campagne dans l’Iowa durant toute la journée de samedi », explique Patricia, une volontaire affiliée au parti démocrate depuis les années Reagan, « c’est un engagement important car le bus part à 7h30 du matin et revient à Chicago à 19h. On précise surtout aux volontaires qu’ils seront de retour pour le match des Cubs » (l’équipe de baseball de Chicago qualifiée pour la première fois depuis 1945 pour les World Séries). Ces volontaires partiront pour un tour de bus dans l’Iowa avec un but très précis : convaincre les indécis, les indépendants et les personnes qui se sentent proches du parti démocrate mais ne sont pas certaines d’aller voter en faveur de sa candidate. Les volontaires seront munis d’une carte fléchée et de plusieurs argumentaires avec des messages différents et ciblés pour chaque catégorie de personnes à convaincre. Il est intéressant de noter que dans ces derniers jours de campagne, appelés aussi « crunch time », l’équipe qui coordonne les volontaires délaisse quasi totalement les Etats facilement gagnables ainsi que les Etats très difficilement gagnables pour se concentrer sur les « Swing states ».

Cibler les électeurs pour augmenter l’efficacité de la campagne

L’intensité de mobilisation des volontaires, la période durant laquelle ils se mobilisent ainsi que leurs lieux d’action sont minutieusement choisis et coordonnés par l’équipe de campagne. C’est là que réside l’innovation majeure de 2012 et qui a encore été améliorée depuis. « La campagne de Clinton utilise l’analyse des données statistiques (ou le « big data ») pour obtenir un ciblage et une catégorisation les plus précises possibles et établir ainsi une cartographie des populations cibles prioritaires mais aussi des messages efficaces et adaptés pour les convaincre », explique Tomas Ogorzalek, professeur adjoint au département des Sciences politiques de l’université Northwestern de Chicago. Les données proviennent de la base électorale mais aussi des réseaux sociaux, et surtout de Facebook, ce qui permet de mieux cibler les centres d’intérêts des personnes contactées ainsi que leur intérêt pour la campagne tout court. Cela s’appelle le « micro-ciblage », réalisé grâce à des instruments précis. « À des moments différents de la campagne les équipes essayent de mobiliser des catégories d’électeurs différentes », souligne Tomas Ogorzalek, « le but étant d’optimiser l’efficacité de l’approche et donc, aussi, d’économiser de l’argent et des efforts ». Les catégories visées sont déterminées selon une double échelle : ceux qui sont plus ou moins intéressés par un vote en faveur d’Hillary Clinton et ceux qui sont tout simplement intéressés par le fait d’aller voter. « Il n’est pas très utile de viser ceux qui sont sûrs de voter Trump car cela ne fera que les irriter », souligne Tomas Ogorzalek, « tout comme il est aussi difficile de convaincre ceux qui sont sûrs de ne pas aller voter ». D’autant que, d’après M. Ogorzalek, durant les débats « Hillary Clinton a déjà mobilisé, par son discours, différentes catégories de la population qui se mettent en mouvement pour voter pour elle ou pour participer à sa campagne ».

Lors des dernières semaines de campagne un effort particulier est donc porté vers ceux dont on sait qu’ils sont au moins un peu intéressés, ou peuvent l’être, par un vote pour Hillary Clinton mais qui ne sont pas encore sûrs d’aller voter. Le but étant d’ »activer » leur vote en leur expliquant, par exemple, comment se rendre au bureau de vote ou, tout simplement, en leur rappelant la date et les modalités du vote. « Même si une personne ne répond pas positivement à un e-mail de l’équipe de campagne, le simple fait de le recevoir et de lire ces quelques informations utiles peut déclencher l’action de se rendre aux urnes », insiste M. Ogorzalek. C’est aussi que confirme Michelle : « les volontaires vont aller faire du porte-à-porte dans les États voisins et demander aux gens d’aller voter en ciblant ceux qui sont susceptibles de voter pour nous ou ceux qui sont indécis ». D’après elle, « un processus efficace fait élire des présidents, ce processus a fait élire Obama deux fois » et elle insiste sur la nécessité de « parler aux gens » car, selon elle, ce sont « des gens qui parlent à d’autres gens » qui peuvent augmenter l’envie d’aller voter ou même de s’engager comme volontaire ou de devenir donateur.

C’est l’avènement du Little Data. Comme le décrit Jim Messina dans un récent éditorial paru dans le New York Times[7], les ensembles massifs de données sont moins importants pour comprendre un électorat donné que quelques points très précis, ceux qui permettront de convaincre un électeur indécis. Pour celui qui fut directeur de la seconde campagne victorieuse de Barack Obama, en 2012, avec le Little Data, les interactions entre militants et électeurs sont devenues très personnalisées. Plutôt que de dérouler un message global sur la plateforme du candidat, le volontaire peut se concentrer d’emblée sur l’enjeu qui mobilisera le mieux son interlocuteur. En conséquence, les sondages à l’échelle nationale sur des échantillons de quelques centaines de personnes ne présentent plus beaucoup d’intérêt face à de tels outils de compréhension fine de l’électorat. De même, le découpage de la population en grandes catégories (comme « femmes indépendantes », « Latinos d’ascendance cubaine ») est progressivement délaissé dès lors qu’il n’offre une image très incomplète, voire trompeuse.

Un fait étonnant : alors que les sondages réalisés par les démocrates, notamment lors de la dernière campagne d’Obama, sont considérés comme étant parmi les plus précis et les plus détaillés du pays, les Républicains, surtout avec Donald Trump, semblent moins investir cet outil. Comme l’explique ironiquement le Washington Post, « l’équipe de campagne de Trump a dépensé plus dans les casquettes que dans les sondages »[8] (1,8M$ pour les sondages contre 3,2M$ pour les casquettes). Le même article note que, même si les autres dépenses comme, par exemple, les publicités télévisées, ont augmenté ces dernières semaines, les sommes dépensées pour le merchandising du candidat restent considérables (plus de 15M$). Cela s’explique, d’après le Washington Post, sans doute par une volonté électorale et notamment par la volonté du candidat lui-même de centrer cette campagne sur lui-même et sur son propre message plutôt que de la cibler ou de l’adapter à des groupes de personnes particulières. Tomas Ogorzalek explique notamment que les Républicains ont historiquement une base électorale importante et assez fidèle dont une partie s’est même renforcée avec les déclarations de Donald Trump mais qui ont, de l’autre côté, choqué une autre partie de l’électorat républicain qui s’est éloignée de son candidat. Ce sera sans doute là un enjeu majeur post-campagne pour le Parti Républicain : recoller les morceaux d’un parti profondément divisé.

Faire campagne sans tracter

La campagne présidentielle est omniprésente dans les journaux et sur les écrans des chaines de télévision américaines. Elle l’est aussi désormais sur les réseaux sociaux, très utilisés par les candidats et leurs supporters, notamment pour interpeller, parfois de manière violente, les uns les autres. Les spots électoraux télévisés se distinguent soit par un classicisme très américain avec une présentation sobre et minutieuse, soit par une originalité très étonnante qui montre, par exemple, des candidats aux élections générales en héros d’une bande dessinée de Marvel. Il est aussi assez courant de voir des clips qui attaquent des candidats adverses sans pour autant promouvoir le programme de leur propre camp. Ce « black PR »[9], à la limite de la diffamation, est encore très présent dans les médias américains.

Toutefois, lorsqu’on compare la campagne américaine aux campagnes électorales françaises, une chose frappe immédiatement l’esprit : la quasi-absence, à quelques jours du scrutin, de la campagne dans les rues de Chicago. En effet, si à New York il est possible de noter ça et là des performances artistiques, qui peuvent d’ailleurs s’accompagner de tensions, souvent dirigées contre Donald Trump, notamment devant la Trump Tower new-yorkaise, il n’y a rien de tel dans les rues de Chicago. Pas de groupes de militants qui tractent à l’entrée du marché bio local, ni d’affiches collées dans les rues, ni même de quelconque panneau électoral devant les bureaux où se déroulent déjà le vote anticipé. Lorsqu’on leur pose la question sur les tractages et les collages, les volontaires du QG de la campagne d’Hillary Clinton dans l’Illinois ont tous la même réaction : « est-ce efficace ? ». Ils expliquent notamment que certains volontaires tractent devant les bureaux de vote ou lors d’évènements particuliers mais toujours de manière très ciblée. Par exemple, il existe des tractages matinaux devant les bureaux de vote où sont inscrits de nombreux indécis et des personnes qui ne sont pas sûres d’aller voter. Le but des tracts n’étant pas forcément, dans ce cas, de promouvoir la candidate mais surtout d’expliquer les modalités du vote. Les volontaires de la campagne d’Hillary Clinton expliquent qu’il existe aussi d’autres « tractages ciblés » comme autour d’ « évènements auxquels participent essentiellement, par exemple, des femmes, ou des Afro-américains ou des Latino-américains ». Le but étant à chaque fois de cibler des groupes de populations avec des tracts spéciaux qui leur sont adressés. Tomas Ogorzalek a une explication pragmatique : « le budget de campagne a des limites et les volontaires ont aussi des forces limitées, il est donc nécessaire de les repartir et de les prioriser de manière à les concentrer sur les actions les plus efficaces et sur les « meilleurs messages » au lieu de les diluer dans la masse d’information que reçoivent déjà les gens ». Exit donc les tractages au marché si chers aux militants français, exit aussi les collages sauvages, visiblement peu appréciés aux Etats-Unis, et place au porte-à-porte, au bouche-à-oreille et au mail-to-mail avec des messages de plus en plus ciblés et de plus en plus désirables.

Mettre la campagne en mouvement

C’était l’une des grandes innovations de la campagne de Barack Obama en 2008 (décrite notamment dans une note de Terra Nova publiée en 2009[10]) : pour gagner une élection présidentielle il ne suffit plus d’avoir des militants et des électeurs, il faut aussi lancer une campagne de mobilisation pour créer un véritable mouvement qui portera le candidat (ou la candidate) jusqu’à la victoire. En 2016, la mobilisation autour de la candidate démocrate semble également très forte notamment par opposition au candidat des Républicains. Toutes les personnes interrogées, dont certaines ont notamment soutenu Bernie Sanders lors des primaires du Parti démocrate, se disent très motivées, voire « galvanisées », dans ce contexte, par la candidature d’Hillary Clinton. Patricia et Robert, deux volontaires, parlent de la campagne de Donald Trump comme d’une campagne « dégoutante, laide, méchante et embarrassante pour l’image des Etats-Unis ». Ils sont démocrates mais indiquent que leur motivation augmente à chaque fois qu’ils entendent Donald Trump s’exprimer dans les médias. Ce facteur semble non-négligeable dans le déclenchement de l’adhésion et du vote en faveur d’Hillary Clinton.

La plupart des volontaires viennent au QG deux ou trois fois par semaine et y passent quelques heures à donner des coups de téléphone ou à poster des messages sur les réseaux sociaux. Tout est coordonné par plusieurs volontaires seniors, comme Gregory, qui a déjà participé à plusieurs campagnes du Parti démocrate et a suivi une formation spéciale, d’abord par téléphone, puis pendant une journée passée avec d’autres volontaires expérimentés. Ils ont pour mission d’organiser le travail des autres volontaires, de repartir les tâches, de les motiver, de surveiller le bon déroulement du processus mais aussi… de créer une ambiance de camaraderie pour que les gens « se sentent bien ici et aient envie de revenir plus souvent », souligne Michelle. Les coordinateurs des volontaires passent entre 8 et 10 heures par jour au QG. Ils ne sont pas rémunérés pour cela et prennent souvent plusieurs mois de vacances pour pouvoir faire campagne. C’est le cas de Marion, une néerlandaise, qui a pris trois mois de vacances aux Pays-Bas et est venue aux Etats-Unis à ses propres frais pour « se battre pour la liberté car, ici, ils savent ce que cela veut dire. » C’est la troisième fois, depuis 2012, que Marion se rend aux Etats-Unis pour participer aux campagnes électorales des démocrates. « Il existe ici un vrai mouvement de fond, un mouvement qui part du bas vers le haut et qui, malgré tous les problèmes des Etats-Unis, vise à protéger la démocratie qui est très précieuse. Ici les gens votent à chaque étape, au niveau local et au niveau national, certains trouvent cela trop mais moi, qui suis européenne, je pense que cela crée une vraie conscience citoyenne », dit Marion en montrant sa photo avec Barack Obama prise lors de la campagne législative de 2014. Au sein de cette campagne chaque volontaire dit « se sentir important » car, comme le dit Michelle, « on peut passer 6 heures à obtenir une seule voix, mais on sait que même cette voix est importante pour la victoire finale. »

Tomas Ogorzalek explique que cette mobilisation est basée sur la Rational vote theory qui laisse une place aussi importante à la participation qu’au résultat. L’idée principale est de « faire bénéficier les gens de leur simple participation, peu importe le résultat, pour qu’ils puissent titrer une satisfaction personnelle et collective du processus » en s’intégrant dans une collectivité et se sentant appartenir à un groupe de personnes ayant les mêmes idées et les mêmes buts. On est loin d’une organisation militante classique héritée de l’organisation militaire ou syndicale. Michelle confirme que l’aspect social du travail des volontaires est très important et qu’il doit aussi y avoir un côté « fun » dans le fait d’offrir plusieurs heures par jour à une campagne présidentielle. « C’est grâce à ce mouvement que nous avons fait élire le premier Noir à la présidence des Etats-Unis, c’est aussi grâce à cette camaraderie que nous allons faire élire la première femme de notre Histoire », conclut, cachant à peine sa fierté, cette féministe qui a commencé à militer lorsqu’elle avait à peine 12 ans.

Alexis Prokopiev et Timothée Germain

[1] http://projects.fivethirtyeight.com/2016-election-forecast/illinois/

[2] http://pointdaencrage.org/3-les-secrets-de-la-geographie-electorale-actuelle-des-etats-unis/

[3] « Etat-charnière » ou « Etat-pivot ».

[4] Explication des « Swing States » ici : http://pointdaencrage.org/2-le-moment-ou-vous-allez-decouvrir-ce-quest-un-swing-states/

[5] http://projects.fivethirtyeight.com/2016-election-forecast/iowa/

[6] « Centre d’appels téléphoniques ».

[7] http://www.nytimes.com/2016/11/03/opinion/campaign-stops/the-election-polls-that-matter.html?_r=1

[8] https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2016/10/25/donald-trumps-campaign-has-spent-more-on-hats-than-on-polling/

[9] Technique de relations publiques qui consiste à dénigrer et créer une image négative de son adversaire.

[10] http://tnova.fr/rapports/moderniser-la-vie-politique-innovations-americaines-lecons-pour-la-france

Point d’aencrage qui publie cet article rassemble des étudiants et des jeunes professionnels qui réfléchissent ensemble aux solutions politiques d’aujourd’hui et de demain. 

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